l'estació
primera estació - Benifallet
guy tortosa - usages de la parole
A mon père, à mes deux grands-pères et à deux figurines en costume noir aperçues dans une boutique d’images pieuses de la ville dont je porte le nom

Ecrites au cours des premiers jours du mois de septembre 1999, les lignes qui suivent sont comme des roches, des ruisseaux, des courants d’air. A la fois stratifiées et tortueuses, elles correspondent au fonctionnement de ma pensée

— (...)

— arrivé dans le Talgo, je découvre que je partage le même compartiment qu’un photographe invité comme moi à Benifallet
— une heure auparavant je n’avais pas encore de place dans ce train et voilà que je me trouve face à la seule personne qui se rend au même endroit que moi
— je saisis ce hasard pour me souvenir qu’au moins trois surréalistes, et non des moindres, Buñuel, Dali et Mirò, étaient originaires d’Espagne et, pour deux d’entre eux au moins, de la région où nous nous rendons, la Catalogne 
— nombre de rencontres adviennent comme des monuments intangibles à la vie et sont à proprement parler des représentations, des représentations d’un destin dont chacun est libre de recueillir les messages ou de les laisser tomber
— plus encore que le souvenir d’un film de Buñuel dans lequel un train est l’embrayeur d’une aventure, cette rencontre d’un jeune homme dans un train est l’activation du mécanisme poétique de ce film: le hasard...
— avant même que je m’y trouve, la gare désaffectée d’un petit village catalan affecte mes pensées

— (...)

— à ce garçon qui après un préambule me demande si je sais parler l’espagnol, je réponds que non et que, vu mon tempérament plutôt loquace, c’est peut-être aussi bien ainsi
— et de songer à l’aventure que pourrait représenter le fait de vivre volontairement dans des pays dont on ne connaît pas la langue!
— expression extraordinaire: apprendre la langue
— que sais-je de la mienne moi dont le nom est de cette région dans laquelle je me rends  et que je ne connais pas?
— heureuse Europe imaginée par des hommes et des femmes qui nous ont offert de pouvoir traverser l’espace sans papier et qui se sont fait tuer pour cela
passeurs dont certains, semblables à l’auteur du Livre des passages, Walter Benjamin, ne parvinrent pas à passer eux-même seuls cette frontière que nous allons traverser tout à l’heure dans la nuit de l’inconscience...
— « Personne ne témoigne pour le témoin » Paul Celan
— devoir de mémoire

— (...)

— l’on m’a dit qu’en 1938, cent-cinquante mille républicains furent décimés au cours d’une seule bataille par les armées franquistes dans les marécages de l’Ebre près de Tortosa...
— comment ne pas penser à eux aussi bien qu’aux musulmans et aux juifs qui vécurent ici jadis jusqu’au jour où des chrétiens les chassèrent pour s’approprier ou se réapproprier leurs biens, leurs maisons et leurs jardins?...
— comment ne pas penser également aux musulmans de Bosnie ou du Kosovo menacés aujourd’hui par les milices serbes et croates?...
— j’aime dans certains sites la rencontre qui y a naturellement lieu entre l’espace et la conscience
— une conscience qui, pour ce qui me concerne, a commencé à se former à la campagne...
— au risque d’aller à l’encontre de certaines idées reçues, certains paysages sont à mes yeux indissociables d’une morale et d’une culture d’ordre politique
— ni l’art, ni la culture, ni même la politique ne sont pour moi d’essence exclusivement urbaine comme tentent de le faire croire les scribes des cités
— c’est facile quand on légifère sur les conditions de la langue de réduire au silence ceux qui ont fait le choix de la taire
— si la ville favorise et accélère le développement des idées, elle n’en a pas l’exclusivité, elle n’en est pas la seule gardienne
— je pense même qu’il est probable qu’en certaines circonstances la campagne se montre meilleure gardienne de la démocratie que la ville
— quand nombre de bourgeois collaboraient à Paris, à Lyon à Madrid ou à Bordeaux, c’est dans le maquis que, durant la dernière guerre mondiale, s’organisait la résistance et que les urbains, les seuls dignes de l’urbanité telle que je l’aime, et qui n’avaient pas joué la pitoyable farce campagnarde de Pétain ou de Franco, se « repaysaient » comme l’avaient fait avant eux quelques grands artistes et intellectuels européens
— faut-il dire ici les noms de Cézanne, de Jaurès, de Ramuz, de Monet, de Casals... ou faut-il les taire?
— faut-il dire les noms des montagnes de l’Atlas ou du Chiapas?
— faut-il dire les noms des paysages associés à ces résistances passées, présentes et à venir pour les opposer à l’instrumentalisation que firent, que font et que feront encore dans l’avenir les partis populistes et les régimes fascistes avec la campagne et ses habitants?
— si elles n’étaient essentiellement pacifistes, certaines montagnes comme celles du Vercors mériteraient d’être citées à l’ordre national du mérite au même titre que certains régiments
— je reviens à ce qui rapproche culturellement la campagne de la ville:
— pour être comme diluée et silencieuse, la ville que constitue la campagne, la campagne comme lieu d’une urbanité farouche et tolérante dans laquelle les coeurs se forment, n’en est pas moins active et vigilante
— simplement, de même qu’on ne l’entend pas beaucoup,  on ne voit pas la campagne, on ne la voit pas en tant que ville , en tant que ville diluée et silencieuse...
— une des raisons en est que la campagne ne cultive pas le goût de la ville pour tout ce qui se voit 
— la campagne en tant que ville, et je pourrais dire aussi bien la ville en tant que campagne, la ville en tant que regroupement d’enfants et de petits-enfants de paysans, est le pays des justes, de ces justes qui, à la ville comme à la campagne, ont en commun de ne (faire) parler (d’eux) ni avant, ni pendant, ni après leurs actions
— ainsi le Vercors est-il pour moi, et je pressens que cela vaut pour la campagne de Tortosa, le lieu même, le lieu intact en quelque sorte, des justes
— avec son silence, je devrais dire son bruit en négatif, car tout y semble à la fois transporté par l’écho et absorbé par la nature, avec sa monumentalité, elle-même paradoxale puisque les montagnes semblent n’avoir là d’existence que pour mieux prononcer la forme de la vallée, le Vercors et le delta de l’Ebre luttent à contre-courant, à la manière de certains monuments exceptionnellement modestes

— (...)

— comme les montagnes du Vercors, la vallée de l’Ebre lutte contre tout ce qui s’élève, qui empêche et détruit
— comme les montagnes du Vercors, la vallée de l’Ebre, a cette force exceptionnelle d’être à la fois un pays et un paysage, c’est-à-dire le lieu d’habitation des paysans en même temps que la représentation culturelle et morale de ce pays
— encore une définition du paysage: un monument tangent à la terre
— dans un contexte où les guerres se sont déplacées sur le terrain de l’information, certaines régions me touchent parce qu’elles ne se sont pas trahies
— la guerre n’est pas finie
— il faut encore résister à l’apposition de certains mots (« publicitaire » ou « information » par exemple) à certains termes (et le mot « campagne » fait partie de ceux-ci) dont on nous explique qu’il faut les « revaloriser »!
— faute d’avoir pu empêcher le nivellement des langues, il faut encore rester méfiant vis-à-vis des pouvoirs « assertifs » et donc « fascistes » du langage (Barthes, discours d’entrée au Collège de France)
— ne pas laisser occuper le langage

— (...)

— quand je regarde certains lieux de la terre tels ce canyon que je connais à la frontière entre l’Arizona et le Nouveau-Mexique et dans lequel subsiste comme un recueillement la masse de pierre rouge d’un village hopi abandonné, je suis subjugué par l’adéquation, je devrais dire la justesse, éprouvée entre ces lieux tels qu’ils vivent encore aujourd’hui et ce qu’ils ont été dans les moments les plus noirs de leur histoire
— silence du Vercors: le bruit du vent, le chant des oiseaux
— condition de toute quête de la justice, la justesse...
— mille lieux dans ce milieu, ou « mille plateaux » si vous préférez, vous qui comme moi aimez citer les oeuvres ou les pensées des autres...
— l’évolution des pays se fait en partie via la disparition (significative) des lieux-dits au profit des cités...
— certains lieux n’ont pas besoin d’être cités
— de ce point de vue, ils se comportent comme les anciens combattants, je veux dire ceux qui ont réellement approché la mort, et qui, une fois la guerre finie, refusent les médailles afin de ne pas risquer d’offenser la mémoire

— (...)

— on a tellement dit à propos des paysages de montagne leur côté sublime qu’on pourrait bien un jour célébrer (or ici c’est l’Ebre!) ce qui en eux ne saute pas aux yeux, leur versant humain

— (...)

— je sais déjà que la publication de ces « extraits » est incongrue
— comme tous les journaux, le mien n’a à proprement parler ni lecteur, ni écrivain
— il n’a d’autre obligation que ma conscience
— le monde de l’art est si souvent féru de silence quand il faudrait parler et de  tapage quand il faudrait se taire que je peux bien me permettre ces propos déplacés...
— dire la vallée à la place de la ville
— il y a chez l’homme une telle inclination aux sommets, une inclination qui le conduit si souvent à descendre quand il s’imagine monter, qu’on peut bien revenir un moment au niveau du sol, du fleuve, d’une vallée

— (...)

— alors que je lui faisais part de quelques réflexions sur les rapports qui me venaient à l’esprit au sujet de l’horizon et de l’horizontalité, et sur cette différence majeure que je ressens entre la ville qui verticalise, hiérarchise et sépare, et la campagne qui étale, absorbe et relie, Gilles me dit: « le paysage est équitable » 
— les hommes et les femmes qui composent ces paysages silencieux et absorbants comme celui de Benifallet sont des hommes et des femmes silencieux et absorbés
— toujours le même diallèle: on ne parle pas de ces gens parce qu’ils ne sont pas eux-mêmes dans la versatilité du dire
— on ne parle que de ceux qui parlent
— régime finalement très peu égalitaire de la parole
— qu’on ne s’y trompe pas, les gens dont je parle connaissent la parole mais ce n’est pas la parole des villes...
— les gens dont je parle savent qu’ils ont trahi parfois eux-même leur parole, mais ce que dit leur silence c’est qu’ils le regrettent et que ce qu’ils veulent, c’est la donner, la tenir de nouveau...
— à la différence des politiciens, autrement dit de ceux qui très souvent représentent la cité (en grec la « polis »), ce n’est pas parce qu’on a donné sa parole qu’on est quitte pour autant
— la parole est un lien
— retournez la lettre « n », alors apparaît le mot « lieu »
— entre la parole des gens de la campagne et la parole des gens de la ville, il y a peut-être aussi quelque chose de ce distinguo que Marx fit dans Le Capital à propos de la marchandise: d’un coté une valeur d’usage, de l’autre une valeur d’échange
— les hommes et les femmes de la campagne n’échangent pas des propos ils usent des paroles

— (...)

— loin de moi aussi bien l’idée d’idéaliser la campagne
— d’ailleurs, je ne parle pas de la campagne, je parle des gens qui l’habitent
— je n’ignore pas aussi bien le mal que le silence de ces gens m’aurait fait si j’étais resté parmi eux
— mais n’est-ce pas mon devoir de reconnaître malgré tout ce qu’ils m’ont donné?
— de reconnaître également ce que je leur ai pris
— arrive un moment où les enfants d’une certaine manière prennent en charge leurs parents
passages...

— (...)

— Gilles et Betty me racontent que des arrières et arrières-petits-enfants de juifs chassés jadis de la région de Tortosa reviennent depuis quelques années avec d’énormes clefs qui sont les clefs des maisons abandonnées par leurs ancêtres
— ces juifs reviennent avec des clefs qui ne sont pas véritablement les leurs et qui ouvrent des portes qui n’existent plus
— clefs du souvenir, clefs du nom

— (...)

Paris, septembre 1999