l'estació
segona estació - Benifallet
guy tortosa - les gens d'er : usages de la parole (suite)
Aux mêmes

« Nous ne pouvons recevoir la vérité de personne (…) nous devons la créer nous-même » Marcel Proust, Sur la lecture

« Donc il était assis sur le rail. Il y a des pays qui ne sont pas des pays de connerie, où l’on permet aux gens de s’asseoir en pleine gare sur les rails »
Charles-Albert Cingria, Le Canal exutoire

Écrites à la suite des notes déjà publiées dans primera estació, ces lignes ajoutent à la morphologie des roches, des ruisseaux et des courants d’« air », la morphologie d’un fleuve, d’une gare, d’un tunnel ou d’une voie de chemin de fer abandonné(s). Ce sont des souvenirs à demi effacés d’« autres soi »
(…)
— alors que je songeais à La recherche en Palestine, ce documentaire réalisé par Pasolini en 1965 sur le contexte de tournage de L’Evangile selon Saint-Mathieu, je réalisais que le nom du cinéaste italien m’évoquait de manière sans doute vague mais malgré tout suffisamment précise une sorte d’anagramme du nom du pays où il avait fait le choix de (re)tourner
— quelques jours auparavant, alors que je consultais une encyclopédie, je tombais sur les premières lignes de l’article consacré aux Ibères : celui-ci commençait par un paragraphe sur Tartessos, la région d’un peuple que je ne connaissais pas, les Tartessiens : « Les rapports entre Tartessiens et Ibères, lisais-je, restent obscurs. Ce royaume légendaire s’efface au milieu du Ier millénaire, au moment où les Ibères entrent dans l’histoire… »
— comme (s)ce(l)lée dans l’étui des noms, une histoire très ancienne unit parfois les hommes entre eux mais aussi les hommes et certaines terres qui bien qu’étrangères leur sont étrangement familières (…)
— quand dans l’agitation du jour de l’inauguration de segona estació, alors que s’affairaient à deux pas de nous les architectes japonais, italiens et français des groupes PH Studio, Stalker et Archimedia, je demandais à Adel Abdessemed ce que signifiait Benifallet, il me répondit : « le fils du passeur »
— je songeais alors à ce que contenait d’enseignement implicite cette réponse faite par un Algérien à un Européen : sans étranger, sans passeur, sans artiste susceptible d’amener une vérité en quelque sorte « insue » jusqu’à la conscience, jusqu’à la « représentation », l’« homme du pays », autrement dit le « paysan », peut n’être toute sa vie durant qu’un étranger dans son propre pays (…)
— dans un magnifique livre, Le Champ des pistes, l’écrivain anglais Bruce Chatwin témoigne du fait que les premiers habitants du continent austral avaient intégré à leur manière cette vérité
— dans leur tradition consistant à chanter le pays comme un vaste poème dont chaque strophe était conservée par un individu différent, la responsabilité de la terre n’incombait pas à un « propriétaire », notion essentiellement occidentale et matérialiste, mais à un membre du clan voisin (…)
— comme déjà lors de primera estació, avec le brassage entre gens du village et artistes d’origines, de disciplines et de générations différentes, segona estació véhicule cette idée toujours « délicate » à « défendre » selon laquelle, même s’il s’en « défend », l’humain n’est rien sans l’« autre »
(…)
— après tout, c’est peut-être aussi cela que Cézanne, l’homme de la ville, « étranger » à sa manière, voulait transmettre au docteur Gasquet quand, avec ses mots de peintre, de « paysagiste », il lui écrivait : « Avec des paysans, tenez, j’ai douté parfois qu’ils sachent ce qu’est un paysage, un arbre. Oui. Ça vous paraît bizarre. J’ai fait des promenades parfois. J’ai accompagné derrière sa charrette un fermier qui allait vendre des pommes de terre au marché. Il n’avait jamais vu, ce que nous appelons vu, avec le cerveau, dans un ensemble, il n’avait jamais vu la Sainte-Victoire. »
— l’étranger me fait voir mon pays car, sur un certain plan, il connaît étrangement mieux que moi (…)
— grâce à la connaissance de l’arabe, cette langue qui fut importée aux alentours du VIIIe siècle en Espagne et au Maghreb par des Princes, des savants, des soldats, des commerçants et des artisans originaires du Moyen-Orient, grâce à la connaissance de cette langue, « rocailleuse » pour nous Français, Adel, le « juste », l’Algérien, peut « lire » non seulement une partie de l’histoire de la colonisation par les Arabes de son propre peuple, le peuple Berbère, mais, ce qui est encore plus beau, l’« histoire » de l’occupation de la péninsule ibérique à peu près à la même époque par les mêmes « envahisseurs » (…)
— le monde est un parchemin recouvert de textes en niveaux superposés, un palimpseste (…)
— notre conscience « passe » souvent sans rien voir à côté de ces textes, mais l’« autre », l’inconscient, veille et (nous) retient (…)
— avec leurs motifs si triviaux, les voyages que nous faisons ne sont souvent que des alibis construits de toutes pièces par cet autre nous-même, notre inconscient, ce jumeau qui, guidé par ce que Jung appelle notre « mémoire ancestrale », nous conduit à revenir dans les pays où nous avons vécu (…)
— étranges situations que celles qui consistent à partir quelque part avec des gens qui ne sont pas « conscients » que, contrairement à ce qu’ils pensent, ils n’y vont pas mais y reviennent (…)
— voyager avec les yeux ouverts (…)
— on raconte qu’à Tortosa, des Juifs sont (re)venus au cours des dernières années avec d’imposantes clefs, les clefs des maisons que, persécutés d’abord par les Musulmans puis par les Catholiques, leurs ancêtres « maranes », autrement dit les « cochons », avaient dû abandonner en fuyant, selon les époques, soit en direction de l’Europe de l’Est soit en direction de l’Afrique du Nord (…)
— les actes de propriété et la plupart de ces vieilles maisons n’existant plus, mais la mémoire ayant persisté avec une intensité d’autant plus grande qu’elle ne pouvait s’en remettre à ces puits sans fond que sont les propriétés matérielles, ces fameuses clefs apparaissent aujourd’hui avec la beauté qui est celle des noms, des visages et des paysages, pour qui sait les regarder
— ce sont les clefs de soi, les clefs des autres, les clefs des longues migrations de l’âme dans la vallée du temps (…)
— construite dans le cadre d’un des grands travaux lancés par Franco dans les années trente, la gare de Benifallet évoque une mémoire qui, bien que plus récente que celle des Juifs maranes, n’est pas moins imprécise que celle-ci dans l’esprit des habitants de la région
— aride et caillouteux, à cet endroit l’espace a des allures de bagne
— de son côté, le bâtiment évoque une maquette agrandie, une sorte de pavillon pour parc d’attractions
— cette « folie » constitue en effet un véritable petit joyau d’architecture à mi chemin entre le style art déco et néoclassique en vogue dans les villes d’Europe au cours des années trente et le courant régionaliste qui fut également très prisé par les régimes autoritaires qui, en France avec Pétain, en Italie avec Mussolini, en Allemagne avec Hitler et en Espagne avec Franco, cherchèrent à gagner la sympathie des couches sociales les plus modestes en essayant d’instaurer le culte populiste de l’« authenticité » (…)
— se souvenant d’avoir été employés, souvent de force, sur le chantier de cette voie destinée au transport des troupes entre Madrid et la côte méditerranéenne, encore aujourd’hui les « vieux » du village ne se rendent pas jusqu’à la gare sans quelque hésitation
— assurés de n’y être pas dérangés, les « jeunes » au contraire, comme l’ont laissé entendre les interventions de Fabrice Hybert et de Josep Maria Martín, aiment à se retrouver dans les bâtiments abandonnés pour s’y amuser (…)
— c’est troublant de voir comme à une certaine époque l’individu doit apprendre à habiter avec insouciance le théâtre de la vie (…)
— il n’y a de problème que lorsque ce sont les adultes qui ne veulent pas apprendre du passé
— près de Berlin, à Postdam, sommet d’insouciance dans l’art de vivre, de construire, de jardiner et de faire de la politique en Europe au XVIIIe siècle : le château et les jardins de « Sans souci » (…)
— les endroits de confusion font de splendides décors
— la fiction les restitue dans la vérité de leur statut : ambigus, imprécis, illusoires et parfois dangereux
— génie (fantomatique) de certains lieux (…)
— après que la décision fut prise d’installer segona estació non plus dans le village, comme en 1999, mais aux abords de la gare et de ses voies désaffectées (les rails en furent retirés vers 1988 afin de convertir temporairement la voie en une route destinée aux véhicules du chantier de construction du nouveau pont sur l’Èbre), l’idée germa tout naturellement d’élargir le cercle des artistes résidents à de jeunes architectes (…)
— dans l’art aussi, les jeunes (ici des architectes) sont appelés à habiter la maison de leurs aînés
— c’est étrange du reste de constater qu’alors que certains parmi ces derniers construisaient des infrastructures de certitude, des « pays de connerie » aurait dit Cingria, les nouvelles générations creusent à présent, comme Casper Johnson, pour trouver l’absurdité dans les fondations, ouvrent des bureaux de poste improbables (Jordi Solé, Akane Asaoka) ou conçoivent le projet d’une maison « responsable », la « maison du divorce », puisque les auteurs de celle-ci, un homme et une femme du reste, se situant à mille lieux des utopies totalitaires de la première moitié du XXe siècle, postulent avec sagesse que vivre ensemble c’est s’organiser pour empêcher la séparation
(…)
— peu ou prou, il n’y a pas d’architecture qui n’opère potentiellement soit comme décor soit comme scénario
— une fenêtre, une porte, un couloir déterminent des comportements, des pensées, des « répétitions »
— construire, c’est agencer des méandres pour la vie, percer des perspectives, des points de fuite, ce qu’il faut pour respirer (…)
— abri-bus du Catalan Doménec, hamacs de Stalker, salle de classe et de projection de PH Studio, mur-tableau pour classe buissonnière de Véronique Joumard, coquille spatiale de Fabien Lerat, comptoir d’administration invisible de Jordi Solé, « maisons de rêve » d’Olivier Leroi, dispositifs à effets climatiques de Betty Bui, paravents de Veit Stratmann ou « maison du divorce » d’Archimedia, nombre des œuvres présentes cet été à Benifallet conduisait de manière plus ou moins directe à cette destination importante entre toutes : soi-même (…)
— comment ne pas penser que le retrait des rails a accéléré la conversion des lieux au passage du train de la rêverie ?
— c’est toujours quand l’agitation ralentit que nous parvenons à lire le sens de nos vies (…)
— très pratiqué dans l’art occidental au cours des dernières années (James Coleman, Bill Viola, Douglas Gordon, Pierre Huyghe, Thomas Strüth, etc.), le ralenti est l’un des régimes favoris de la création contemporaine (…)
— même l’Èbre, ce fleuve utilisé jadis pour le transport des marchandises, devenu d’une certaine manière pareil à une image, à un décor, donne le sentiment de ralentir
— c’est cela aussi un paysage : un pays au repos, un arrêt sur image
— d’où sans doute le recours souvent fait par les poètes, les peintres et les philosophes aux paysages pour exprimer des « états d’âme » (Amiel)…
— dans le Livre X de la République, à propos du mythe d’Er, Platon écrit que quand chaque âme a choisi le « démon » qui va l’accompagner au cours d’un nouveau cycle d’incarnation, « par une terrible et suffocante chaleur » toutes les âmes se mettent en route en direction de la plaine du Léthé
— là, elles dressent leur tente le long du fleuve Amélès « dont aucun récipient ne peut retenir l’eau » et elles boivent de cette eau
— mais certaines, écrit Platon, boivent plus que de raison et chaque fois qu’elles boivent, elles oublient tout
— ainsi sommes-nous face aux lieux et aux paysages : selon que nous avons plus ou moins bu, nous nous souvenons de choses qu’à proprement parler nous n’avons pas vécues
— tels des anges gardiens, des témoins du libre arbitre, les artistes sont là pour nous aider à nous rappeler
— c’est pourquoi ils installent des abris, des hamacs ou des paravents (blancs le plus souvent), de sorte que, comme à la surface d’un écran, notre esprit y projette, tout en l’habitant, le film de nos souvenirs

Paris, mars 2001