l'estació
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Après

à mes père et grand-père, Gérard Gasiorowski et Raymond Hains, et à tous les trous du cul qui nous freinent mais nous obligent à réfléchir

 

« Non point vous, seules vérités du monde,
Non point vous, seuls faits de la science moderne,
Mais les mythes et les fables d’antan, de l’Asie et de l’Afrique… »
Walt Whitman, Feuilles d’herbe (Passage vers l’Inde)

Écrit au cours de deux journées du mois de juillet 2007, le texte qui suit prolonge les notes publiées sept ans plus tôt dans Primera et Segona estació. Son sujet est toujours le même, intégratif, le passé et le présent, la parole et le silence, ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. Hommage amical à Betty Bui et à Gilles Coudert pour qui, devenu « mobile», l’estació est comme depuis des années un « chant des pistes », c’est encore, géologique, un texte sur la parole, sur ses usages et sur ses droits (…)
-plusieurs années sont déjà passées depuis Primera estació et Segona estació
-nous nous sommes déplacés dans le temps et dans l’espace, nous avons transporté quelque chose du souvenir de ces expériences dans les lieux que nous explorons à présent et, à notre échelle, nous pourrions parler d’une histoire, de « notre histoire », mais nous ne le ferons pas
-nous ne le ferons pas par prudence, nous ne le ferons pas sans user de « minuscules » pour écrire de préférence au pluriel ce mot dont le singulier est si proche du mot « mensonge » (…)
-les hommes sont enclins et comme programmés à reproduire les modèles appris dans les livres
-masculine malgré son genre, l’«Histoire » est, avec son « H », une notion qui, sans le dire (et là réside sa force et sa lâcheté), tient à la confusion qu’entre synonymie et homonymie elle entretient avec ses deux statuts, celui de la science et celui de la fable (…)
-comme le dit l’heureuse imperfection de notre langue l’Histoire serait donc aussi une histoire mais une histoire non-dite, le non-dit de l’histoire
-réputé pragmatique, l’anglais paraît plus clair
-« the history is the history, a story is a story »
-on croirait du Wittgenstein, du Kosuth ou du Venturi quand, dans L’ambiguïté en architecture, l’aarchitecte par ailleurs auteur de L’Enseignement de Las Vegas, retourne le sacro-saint principe hollywoodien et minimaliste, « less is more », en un « less is less » auquel on se dit qu’il fallait penser…
-en anglais en effet, désigner le caractère romancé de l’Histoire ne nécessite pas de jouer avec les mots comme on doit le faire en France pour, quoiqu’on dise, toujours donner le sentiment de se jouer des choses et de la vérité
-en somme et « je pèse mes mots » la pensée ne sort pas toujours affaiblie quand elle cesse comme en anglais de reposer sur le sable de la langue (…)
-pris, dans la double acception du mot « histoire », au filet d’un idiome aux allures de dentelle, la confusion revêt chez nous des airs d’évidence
-c’est pourquoi on n’y voit rien
-ce qui montre cache en effet
-puissance de la parole
- piège de l’Histoire ourdi par ces auteurs qui, comme Racine et Boileau par exemple, renoncèrent un jour à leur œuvre pour prendre « charges » et « commandes »
-un leurre dans la chasse au sens qui relève de la catégorie de ces choses dont, Socrate contemporain, historiographe des multiplicités, Raymond Hains nous disait que c’est parce qu’elles crevaient les yeux qu’elles étaient invisibles
-il y aurait donc une richesse et un piège dans toute ambiguïté et une richesse et un piège dans l’ambiguïté particulière fabriquée par le pouvoir
-« science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait Rabelais
-« on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment » disait le Cardinal de Retz (…)
-moi, je pense que si l’ambiguïté n’est pas comprise par des sujets traversants, c’est son double qui triomphe, la duplicité (…)
-chez nous en France, pays de Charles Perrault (homme de cour, intrigant et plagiaire au talent sans comparaison avec celui de l’indépendant La Fontaine), un seul mot sert donc à désigner deux notions, l’histoire
-pourtant, avec ou sans majuscule, l’histoire est toujours une histoire
-et sur ce point comme sur d’autres, l’absolument monumentalement (…)
-tu le savais, La Fontaine (au nom aussi heureux que celui de René Char) et c’est pour ça qu’au moyen de la fable, en te tenant comme Pétrarque et Montaigne en leur temps à distance raisonnable du pouvoir, tel le moucheron (« chétif insecte ») et en connaisseur du vivant (maître des eaux et forêts du côté de Château-Thiéry), tu venais, grand veneur, pour nous, tes lecteurs, usagers sinon usés par la langue de l’Académie (hypocritement appelée « de Molière »), piquer certes le lion mais plus encore le peuple décoré des renards et des loups (…)
-je ne doute pas de la nécessité du rêve et de ce qui, avec le sommeil, en lubrifie le moteur, la fiction
-les châteaux me font rêver et je sais bien que, même à prix d’or (dix-mille morts sur le seul chantier de Versailles), ils ont été bâtis (c’est-à-dire écrits) pour ça
-je ne méprise pas non plus le besoin ressenti par mes « semblables » de se (re)trouver sous l’emprise d’une domination qui, s’exerçant sur leur imaginaire, leur donne l’illusion que le reste est intacte
-le sujet, c’est normal, est en demande de subjugation
-et le pouvoir qui l’a compris lui procure ce qu’il veut
-je « rêve » (l’expression revient sous la plume d’un collègue) que dans le milieu grenouillant des grands et des petits calculs, des grands et des petits oublis qui est le mien, autrement dit le milieu de l’art contemporain, l’on soit un jour de nouveau (plus) nombreux à partager plutôt que cette idée sans singularité d’une Histoire de l’art au singulier une certaine idée des histoires des arts plurielles et singulières …
-par dessus tout, je rêve que, traversant tous les genres, celui de la science comme celui de la fable, cessant de faire de l’ambiguïté un calcul, l’on invente une autre culture, « camp » (Sontag), « queer », « transgenre » et surtout épicée et sensuelle, avec ici et là cette chose qu’on dit aujourd’hui déplacée, la transgression (…)
-revenons donc à nos histoires…
-à une exposition (« notre histoire ») ou à une autre  (« la force de l’art »), on l’aura compris je préfère nos « histoires »
-l’une et l’autre sont identiques sur le fond comme sur la forme
-« les lieux d’où elles parlaient » étaient les mêmes (la capitale, le palais, le centre, les beaux quartiers)
-je préfère les ruisseaux du Limousin et les versants asséchés de la plaine de l’Ebre
-et à toute cette force, comme Du Bellay revenant de Rome, comme Artaud à Rodez, je préfère mes « faiblesses »
-la faiblesse donc contre les affabulations qui ne s’assument pour ce qu’elles sont et qui nous racontent des histoires… toujours les mêmes à commencer par celle de « la haine de soi » (…)
-parlons donc de « nos histoires »
-comme savent si bien le faire certaines femmes artistes (Gina Pane, Louise Bourgeois, Annette Messager, Sophie Calle, etc.), lavons notre linge sale, ne faisons pas semblant
-parlons amitiés mais aussi et en souhaitant y avoir toujours droit de nos désaccords sinon de nos inimitiés (…)
-à l’injonction de celui qui s’écrie « pas d’histoires ! », à l’ordre feutré de qui n’a d’autre obsession que de n’arriver pas trop (t’)art, opposer, comme Char, le « poème offensant » (…)
-pourquoi entonner le chant national quand c’est celui du partisan qui me plaît ?
-pourquoi tisser des couronnes à ce qui nous « occupe » quand ici des frères sont meurent de faim ?...
-je n’aime ni Anselm Kiefer ni Arno Brecker, je préfère Gerhard Richter et Raoul Hausmann
-c’est là mon héritage « précédé d’aucun testament » (…)
-qui est vivant ? demandait dernièrement un ouvrage publié aux éditions Verticales
-à cette question qui, autour de Bernard Wallet, trouvait d’heureuses réponses sous la plume ou le clavier de Bruce Bégout, de Nicole Caligaris, de Jean-Yves Jouannais, de Jean-Paul Michel, de Jean-Charles Massera, d’Onuma Nemon ou de Camille de Toledo, en critique d’art et en amateur engagé, je réponds : Jacques Villeglé, Christo, Ben, Buren, Weiner, Hans Haacke, James Turrell, Présence Panchounette, Louise Lawler, Claude Rutault,  Tania Mouraud, Jean-Luc Moulène, Thomas Hirschhorn, Jochen Gerz, Maria Nordman, John Coplans, Lewis Baltz, John Giorno, Josef Koudelka, Gérard Paris-Clavel, Roman Opalka, Gilles Clément, Krzysztof Wodiczko, Gérard Collin-Thiébaut, Fischli et David Weiss, Sophie Ristelhueber, Claire Roudenko-Bertin, Claude Lévêque, Marc Pataut, Musée Khômbol, Thomas Hirschhorn, Marie-Ange Guilleminot, Jakob Gautel, Jason Karaïndros, Erik Samakh, Maurizio Cattelan, Alberto Sorbelli, Stalker, Gianni Motti, Wolfgang Tillmans, Uri Tzaig, Michel Blazy, Teresa Margoles, Adel Abdessemed, Sylvie Blocher, Daniel Knorr, Nicolas Milhé, Artur Zmijewski, Walid Raad, Santiago Sierra, Simon Starling, Deimantas Narkevicius et tant d’autres encore
-lieu commun de l’exposition, de l’appropriation et de la délation, la liste peut se prêter à cet exercice, faire « monument »
-non pas tombeau 
-mais  monument
-peut-être même (anti)monument
-un monument pour que les petits-enfants et les frères d’Hugo, de Celan (qui avait une place d’honneur dans Primera estació. ), de Filliou ou de Cadere n’aient pas à attendre d’être morts pour être une deuxième fois trahis (c’est-à-dire encensés) 
-mais c’est aussi une proposition de monument à deux faces comme à peu près tout dans la vie
-sur la deuxième face, Jean Clair établira la liste
-et sur la tranche, parce qu’on ne sait jamais en effet qui est vivant et qui est mort, il y aura des petits, des grands et d’immenses fatômes : Arletty, Autant-Lara, Brecht, Céline, Chateaubriand, Cocteau, Derain, Eisenstein, Griffith, Heidegger, Kazan, Riefenstahl, Vlaminck, mais aussi Finlay (que j’ai défendu quand ses thuriféraires l’abandonnaient à la première averse) et d’autres encore, en n’oubliant surtout pas Genet qui, jouissant de la conviction d’appartenir à une Nation de voleurs et de traîtres, fit toute sa vie en sorte de s’approcher par le style des plus grands d’entre eux (…)
-« Si tu prêtes attention à l’humain, disait Beuys à Kiefer dans un célèbre entretien auquel participaient également Kounellis et Cucchi, tu peux voir que tout homme est un artiste. J’étais récemment à Madrid, ajoutait-il, et j’ai vu à quel point les hommes qui travaillent au ramassage des ordures sont de grands génies. On le voit à la manière dont ils font leur travail et au visage qu’ils ont en le faisant. On voit qu’ils sont les représentants d’une humanité future. Et j’ai vu chez ces éboueurs quelque chose que je ne retrouve pas chez les artistes merdiques, car les artistes sont en grande partie opportunistes, ce sont des trous du cul, il faut bien que je finisse par le dire, ça aussi. » (…)
-revenons à nos particularités
-à Vassivière cela m’avait frappé : depuis vingt ans, les « habitants » de l’île rejouaient le scénario de l’Histoire apprise dans les livres
-ils avaient commencé d’abord avec le néolithique (des monolithes de pierres taillées, des alignements, des kerns, des totems), pour passer ensuite avec le Centre d’art bâti par Aldo Rossi à l’Antiquité romaine et au Moyen-Âge (avec la brique, les arcs plein cintre, le phare-campanile, les hauts murs), et continuer avec cet autre moment où, la paix semblant acquise avec les populations à l’entour, le château pouvait transforme enfin ses meurtrières en fenêtres et donner sur un « pays » devenu « paysage » (…)
-il ne m’a pas échappé que, même si elle est plus récente, l’histoire du projet artistique et culturel initié par Betty Bui et Gilles Coudert à Benifallet est entrée également en contact avec des fantômes
-après qu’en 1999 Primera estació eût investi le village et donné « lieu » à des échanges en tous points remarquables entre la communauté des artistes invités et les habitants, Segona estació avait occupé en 2000 les abords de la voie de chemin de fer et la petite gare de pierre rouge au style régionaliste que dans les années quarante le Général Franco avait faits construire pour occuper les autochtones à des travaux forcés en vue de faciliter plus tard le transport des troupes entre Madrid et Barcelone (…)
-pourquoi ai-je écrit ces lignes ? 
-pour faire écho à ces « histoires »
-et remonter encore ces lignes de fracture, vols de grues, courants d’air et ruisseaux, encore au-delà mais aussi en deçà de ce qui, dans Primera et Segona estació, m’avait conduit vers les plaines de l’Èbre et les monts du Vercors et, plus loin encore dans le temps, jusqu’au fleuve Amélès et à ses riverains (…)
-nous n’avons qu’une mémoire et tant d’histoires
-et nos actes pour aller au-delà de l’archive (…)
-je n’ai rien pu écrire auparavant
-ou, plus exactement, je n’ai rien voulu reproduire ici de tout ce que j’ai écrit (…)
-beaucoup d’eau a coulé pourtant dans les vallées de la Vienne et du Thorion où une cinquantaine d’habitants de Benifallet sont venus en 2003 à la rencontre des habitants du Plateau Millevaches pour leur apprendre entre autres choses que, remontant à une époque, le Moyen-Âge, où de nombreux Limousins émigrèrent en Catalogne, la langue populaire catalane se disait encore aujourd’hui le « lemosi » (…)
 -j’ai évoqué déjà le temps plus ou moins ancien où des Musulmans, des Juifs et des Républicains ont fui leur pays pour habiter l’au-delà
-mais ma mémoire ne savait rien de cet épisode de l’« histoire » commune à la Catalogne et au Limousin dont, comme un inconscient structurant son langage, le catalan porte encore l’empreinte
-ainsi ai-je appris qu’au Moyen-Âge, déjà pauvre comme il l’est resté, le Limousin exportait ses maçons à Barcelone comme il allait le faire plus tard à Versailles, à Paris, à Bordeaux et à Lyon (…)
-aujourd’hui, me dit Adel, nous sommes dans le « bordel global »
-il a raison
-Philippe Val, lui, parlait encore naguère des « crétins » et des « traîtres » et, prémonitoirement, faisait justice à ces derniers en se disant lui-même plus proche d’eux que des premiers
-« Ce qui séparera toujours le traître et le crétin, écrit-il en effet, c’est le rapport à la pureté. Le crétin en rêve, le traître l’a en horreur. Pour le traître, l’impureté, c’est la vie, et la pureté, c’est la mort. Pour le crétin, la pureté est vitale, et l’impureté, morbide »
-dont « acte » si l’on peut dire
-mais à ces commentaires il manque une chose, un « au-delà » à une opposition ancienne et qui nous freine, nous fait aller et venir ou tourner en rond
-c’est la mémoire de ceux qui, ni traîtres ni crétins, en Limousin comme dans quelques autres régions n’ont pas obéi à l’Assemblée à majorité socialiste qui votait en 1942 la confiance au Maréchal Pétain
-c’est aussi la vie comme forme d’art, le visage des éboueurs de Beuys, et, dans sa fragilité, et seulement dans celle-ci, la « force de l’ar(t)chitecture » d’air qu’Hans Walter Müller installa d’abord sur le sol de Benifallet avant de le transporter dans le cadre de Quarta  estació sur l’île de Vassivière où, aux côtés des mille cinq cents arbres et arbustes plantés par la population à l’initiative d’Erik Samakh, ces modules nomades destinés aux enfants pris en charge par le service pédagogique du Centre d’art doivent établir un nouveau lien à la sculpture non pas comme objet solide mais comme corps sensible et en mouvement (…)
-cette architecture qui, dans son appellation, n’est peut-être pas sans rapport avec ces gens d’Er dont Platon fait état dans La République et dont dans Segona estació j’ai dit ce que je croyais moi-même en savoir
-c’est en effet une architectures de la vie, du vivant, mais aussi de « la mort lente » comme aurait pu dire Ghérasim Luca, des architectures qui, pareilles à ces espaces identiques et différents de James Turell, d’Erik Samakh, de Gilles Clément et de Patrick Blanc renouvelle l’histoire et la définition de l’architecture, de la peinture, du plan, du mur et du tableau
-ce qui manque en effet au propos de Philippe Val et de tant d’autres, c’est de dépasser les « genres » de la nature (le plus souvent morte) et de la culture, de la mort et de la vie, comme de ce qui est proche et de ce qui est lointain, pour inventer autre chose, un autre genre, une autre esthétique, une autre éthique
-quelque chose qui, comme l’art des jardins, du théâtre et de la politique, « traverserait » tous les genres
-quelque chose dans quoi par exemple, à la manière de Démocrite qui voyait de la matière partout, on pourrait dire qu’il y aurait précisément « matière » à faire se rencontrer, comme chez Hans-Walter Müller, mais aussi chez Le Corbusier à Saint-Jean-Cap-Ferrat, les tentes berbères, les yourtes mongoles, la grande pièce d’eau du château de Versailles et l’art de l’irrigation hérité de la savante Dynastie Omeyade qui, avant que les Catholiques n’inventent le terrorisme, était venue de Damas pour s’installer en Ibérie, et y réconcilier quelque temps, non loin de Benifallet, les crétins et les traîtres.

Alfortville, 2 et 3 juillet 2007