L’Estacio évolue selon un mode organique par lequel chaque élaboration est déterminé par les phases précédentes. Sans vouloir fonctionnaliser l’art par des modèles déterministes, nous pouvons néanmoins dire que ce processus d’expositions est issu d’une proposition qui consiste à envisager la rencontre de différents éléments hétérogènes : des artistes et une population rurale. En prolongeant la métaphore, nous pourrions avancer que ces mises en relation sont organisées avec l’intention de partager et de confronter des expériences et non, comme il est souvent pratiqué, d’évangéliser et de coloniser une société ou un écosystème à travers une logique de médiatisation culturelle.
On pourrait ajouter par ailleurs que ces rencontres ponctuelles entre un contexte villageois de catalogne et des artistes de différentes origines se fondent sur le principe de déplacement et de transformation. Déplacements de pratiques et de modèles, transformations de propositions singulières confrontés à des contextes spécifiques. Dans cette perspective, les artistes comme les villageois se retrouvent dans la posture de s’observer eux-mêmes comme étrangers à leur propre lieu et à leurs propres pratiques.
Loin d’envisager l’Estacio comme la volonté utopique d’une rencontre harmonieuse et symbiotique, tels qu’ont pu l’être de nombreux projets artistiques ou urbanistiques développés sur le principe de la communauté dans les années 60-70, il s’agirait plutôt d’une volonté partagée par les organisateurs, les artistes et les villageois, d’imaginer et d’expérimenter la confrontation et la juxtaposition de plusieurs espaces / temps culturels et sociaux, ce que Michel Foucault appelait des lieux et des moments hétérotopiques.
Ces confrontations entre l’espace comme le temps des habitants et les déplacements qu’y opèrent les artistes sont les processus qui vont questionner les éléments constituant les relations aux territoires, aux pratiques artistiques et locales, ses histoires comme ses identités.
Bien que l’Estacio s’inscrive dans les exigences pragmatiques du développement touristique du village, il semble que les idées qu’il génère tendraient vers une redéfinition des enjeux fonctionnalistes et purement économique de ces ambitions stratégiques.
Cette conception de l’art fondée sur la réciprocité des expériences et la volonté d’établir une relation aux contextes entretient le souhait d’une possible transformation des conditions de l’existence collective. Si certains aspects de ces paradigmes peuvent renvoyer à une pensée utopique ou une logique pragmatique, le principe même du processus aurait tendance à annuler toute possibilité d’application d’un programme idéologique.
C’est donc toujours à la limite de ces problématiques, entre un projet utopique et une possible instrumentalisation de l’art par le pouvoir politique et économique (touristique), que l’Estacio tente d’établir une conception de la relation à l’œuvre fondé sur d’autres modes de penser les territoires (artistique, culturel et géographique).
Le fait que les artistes soient, d’une certaine manière, invités par les habitants du village à intervenir, pourrait faire écho aux évènements artistiques organisées dans des espaces privés d’appartements par Jan Hoet ou Yves Aupetitallot dans les années 80. Alors que ces expériences avaient pour intention non pas seulement de sortir l’art du musée mais de concevoir des modes de création artistiques conçues dans des contextes privés ayant d’autres spécificités que le lieu dédié à l’art, il faut souligner que le village de Benifallet offre un contexte plus complexe dans la définition de ses particularités.
Car, si en termes juridiques le village est un espace publique, il n’en demeure pas moins un lieu d’intimité. Les artistes, comme n’importe quel visiteur ressentent immédiatement l’impression d’entrer chez des gens dès lors qu’ils franchissent les limites floues du village. C’est ainsi que l’échelle réduite du village et les particularités de cette vie communautaire implique de redéfinir les limites classiques entre l’espace public et privé, ce que l’œuvre diffractée de Patrice Hamel venait signifier par sa lecture réversible entre l’intérieur et l’extérieur des habitats. En cela, il ne s’agit pas tant d’œuvres publiques que d’interventions dans un contexte à la fois collectif et intime. Une particularité qui tendrait à redéfinir les notions de communauté et engagerait aussi à transformer la notion de public. Relayant les enjeux du projet de Tadashi Kawamata à Tagawa, L’Estacio ne propose pas la visite d’une exposition mais engage à participer à son élaboration comme à son histoire. En ce sens, on ne peut plus parler d’événement ou de pratique culturelle comme d’un domaine spécifique de l’activité humaine (généralement associé soit au loisir soit à un domaine de compétence réservé) mais d’une expérience esthétique réciproque.
Il avait été choisi d’inscrire la première étape de l’Estacio en relation avec les fêtes annuelles du village comme une manière d’associer et de déhyérarchiser d’emblée les deux pratiques habituellement opposées : la célébration populaire traditionnelle (dévalorisés sous le terme d’habitus) et l’art contemporain - que beaucoup se plaisent encore à penser en des termes nécessairement élitiste. Or lorsque des propositions artistiques se trouvent intégrées à la fois aux sites et aux pratiques quotidiennes, elle se situent dans un paradoxe pris entre un principe d’indifférenciation et l’affirmation de leur singularité par rapport aux pratiques festives habituelles. Car cette volonté de ne pas poser des objets artistiques préconstitués mais d’élaborer des propositions qui naissent du lieu peut générer deux écueils : la complaisance et la dissolution. Ce choix pose la question légitime de l’autonomie de l’œuvre en interaction avec le contexte, car, comme certains artistes l’ont signifié lors du débat de Quarta Estacio : jusqu’ou une œuvre peut-elle engager un rapport de générosité et d’ouverture sans perdre sa pertinence critique ? Pour les artistes, il s’agit aussi d’évaluer les limites entre, d’un côté, des propositions complaisantes ne faisant que relayer des bons sentiments et de l’autre, une critique frontale du contexte.
À ce titre, la proposition de Carmela Uranga prenait le risque de cette complexité. L’œuvre consistait à inviter les femmes du village à échanger des pratiques culturelles, ainsi que différents plats aux origines multiples. Cette proposition aurait pu sembler complaisante et nostalgique si elle n’avait été initié par une artiste qui, comme Uranga, possédait manifestement d’innombrables origines , signifiant par la une remise en cause de la notion d’origine en tant qu’elle serait « originelle », c’est à dire unique. La tradition manifestait son caractère hybride et conflictuel. Car, tout comme Uranga,les origines des villageois sont multiples, à la fois européennes et arabes. Il ne s’agissait donc en aucune manière de célébrer les traditions mais, comme le relevait l’artiste catalan Domenec, de faire en sorte que « chacun se sente étranger dans son propre pays ». Il soulignait par là que, « l’art peut signifier qu’on est un touriste sur son propre territoire ». En cela, le territoire et le contexte au sens large devient un outil de travail permettant de découvrir de l’étrangeté dans ce qui semble le plus familier.
Cette dualité était précisément ce que voulaient générer Jason Karaïndros avec la station (estacio) de radio qui utilisait des hauts parleurs disséminés dans les rues du village pour diffuser des sons prélevés sur le territoire. L’œuvre produisait une double interférence : d’une part, elle modifiait la perception de l’espace et faisait resurgir, d’autre part, l’histoire de ce mode de communication dont l’utilisation autoritaire sous Franco s’était transformée par la suite en pratique communautaire et festive. Prenant en compte l’évolution de l’aménagement du territoire, l’œuvre de Betty Bui faisaient aussi écho à différentes périodes historiques. Notamment celle au cours de laquelle le pouvoir autoritaire du roi avait construit une gare inaccessible de l’autre côté de l’Ebre. C’est ce geste arbitraire et humiliant que l’artiste venait souligner avec ses pas géants, flottants sur le fleuve. L’œuvre jouait sur les mots autant que sur la forme. Alors que le mot « pas » marque le mouvement interrompu de ce qu’il pourrait signifier : le pas(sage), la forme désigne justement le souhait autant que l’impossibilité de traverser le fleuve. La tentative de fuite est figée. L’œuvre venait aussi rappeler l’étymologie de Benifalet qui signifie en arabe le fils du passeur, comme l’avait souligné l’artiste Abdel Abdessemed.
La seconde étape proposait à d’autres artistes de se focaliser sur ce site particulièrement évocateur de la Gare dans la mémoire des habitants. Un lieu laissé en friche que les organisateurs souhaitaient autant questionner que revaloriser, dans un premier temps, par l’intervention d’artistes, puis par l’éventualité d’y développer une résidence d’artiste.
L’œuvre de Caspar Johnson, qui consistait à entreprendre une démarche rigoureuse de recherche Archéologique, mettait en relation les forces de remémoration avec celles de l’activité physique (corporelle et géologique). Une manière de signifier une remise en cause des distinctions entre une activité laborieuse, scientifique et artistique, entre la prétendue fiction de l’art et celle tout aussi prétendue de la validité historique. L’œuvre allait aussi confronter l’irréversibilité du temps et sa possible restitution.
D’une manière générale, cette étape se caractérisait par la prédominance de l’expérience de l’attente et du temps suspendu. « L’architecture de sommeil » de Stalker offrait la possibilité d’un repos collectif intégré dans le paysage, tandis que l’abris bus de Domenec était situé de telle manière qu’à l’évidence rien ne pouvait y faire escale.
Dans cette dialectique de l’entre deux, Archimédia concevait « la maison du divorce » sur le mode de la permanence de la condition précaire et transitoire alors que Veit Stratman questionnait l’incidence de la délimitation sur l’espace en disposant dans le territoire une structure de paravents mobiles.
PhStudio quand à eux on appliqué un processus de recyclage du mobilier dont le village ne voulait plus. L’objet usuel, doublement déclassé par sa banalité et son handicape fonctionnel, se trouvaient requalifiés et prêts à un nouvel usage que les villageois pouvaient s’approprier.
La troisième étape prolongeait cette opération de redéfinition de l’opposition arbitraire entre l’art et l’expérience commune. La mairie ayant la nécessité de changer les plaques de rues, les organisateurs ont proposé de faire intervenir un artiste. Ce fut Fabrice Hybert qui, après avoir prélevé un ensemble de paramètres topographique, historique et humain, s’est engagé dans la phase de réalisation des œuvres peintes. Il s’en est suivi la mis en place des plaques peintes, opération qui allait faire intervenir la population et différentes figures du village. Ce processus, qui ne fut pas sans provoquer certains conflits, allait faire émerger, tout en la modélisant dans l’espace, l’identité du village.
Tercera Estacio fut aussi le moment au cours duquel l’architecte Hans Walter-Muller pu développer concrètement les principes de son mode d’approche de l’habitat nomade en proposant l’apprentissage de la réalisation de ses modules gonflables.
C’est a nouveau l’architecte qui allait concevoir les modules à travers lesquels les émanations de l’Estacio vont pouvoir se diffuser sur le territoire de l’Ebre et ailleurs.
Radicalement différente dans sa formulation comme dans son principe, la quatrième étape s’est déroulée au Centre d’art et du paysage de Vassivière au cours d’un débat télévisé impliquant certains benifalletins, des protagonistes de la région limousine ainsi que des artistes. L’enjeux consistait à faire un bilan des étapes passées et de définir le prolongement du processus à travers un principe de résidences itinérantes issues de l’activation de modules architecturaux. Les motifs du déplacement et du nomadisme, récurrents dans les propositions utopiques des années 70, se retrouvent dans les différents prolongements de l’Estacio que les organisateurs souhaitent opérer dans les années à venir. Les structures gonflables de Hans Walter Muller sont à cet égard le model d’une conception organiciste de l’architecture et de la relation aux territoires. Or, si les structures nomades permettent de véhiculer les enjeux de l’estacio sous des aspects transitifs, ce sont bien des constructions solides et pérennes qui seront engendrées.
Est-ce à dire que la maturité d’un processus ne verrait son accomplissement que sous des formes instituées ? Si chacun des projets architecturaux se définit comme une synthèse entre le contexte et le principe de différence pour affirmer la permanence dans le temps de ce principe dynamique, ce sont vraisemblablement les futures interventions d’artistes qui permettront de juger de la persistance des intentions initiales.
Paris , Janvier 2004